Mise en abîme
Des hommes surgissent dans un orphelinat isolé au milieu d’une clairière. Lourdement armés, ils sont résolus à s’emparer du groupe d’enfants hébergé par le missionnaire américain qui a construit l’orphelinat. Ils n’hésitent pas à recourir à la torture pour qu’on leur indique l’endroit où ces enfants se cachent. On devine rapidement le sort qu’ils leurs réservent: un destin de tueurs pré-pubères au cerveau javellisé dans la drogue et le sang. Où sommes-nous? Où situer ces images anxiogènes de miliciens sans scrupules et de leurs victimes sans défense qui collent si bien au récit décontextualisé et transposable des conflits africains de ces dernières décennies? Au Soudan? Au Rwanda? En Ouganda? Au Congo? Au Liberia? En fait, nous ne sommes nulle part, ou plutôt au Sangala, un pays fictif né de l’imagination des scénaristes hollywoodiens de « 24 Heures Chrono ». Les images que nous voyons à l’écran ont été tournées en Afrique du Sud, mais elles renvoient de façon délibérée à une vision générique du continent. Le téléfilm est judicieusement nommé « Rédemption » (il raconte comment l’ancien agent des services anti-terroristes américains, Jack Bauer, réfugié au Sangala pour échapper à la justice de son pays, sacrifiera sa liberté, en acheminant les petits orphelins jusqu’à l’ambassade américaine où ils pourront échapper aux rebelles qui étaient à leurs trousses pour en faire des enfants-soldats), et il marque l’entrée de l’Afrique dans la série des « 24 Heures ».
C’est alors que je patientais dans le salon d’un ancien activiste étudiant des années soixante (et, oh coïncidence kinoise!, lui-même ayant été pendant un temps un acteur de l’intelligence congolaise) que j’ai découvert les aventures de Jack Bauer au Sangala. A priori, quoi de plus anodin comme événement que la diffusion d’une fiction américaine mettant en scène la « barbarie » d’un conflit postcolonial et présentant l’Afrique comme un terrain de « rédemption » pour aventurier à peau blanche? Cette vision, in-situ, m’a toutefois directement interpellé, peut-être en premier lieu à cause de l’étrange impression d’assister au rapatriement sur le continent d’une Afrique made in Usa, et avant tout destinée à être projetée sur les tubes cathodiques et écrans à plasma occidentaux. Un moment, on pense que le téléspectateur africain est presque de trop dans ce dispositif où un acteur noir américain interprète le personnage du général rebelle du Sangala. Cependant, très rapidement on perçoit tout le sens d’un tel choix de programmation à Kinshasa. En effet, l’ensemble de la franchise « 24 Heures » offre une lecture des Etats-Unis (et du monde) d’après le 11 septembre basée sur le complot. Ainsi, le général rebelle dont les hommes sont à la poursuite des enfants de l’orphelinat où travaille Jack Bauer, et qui cherche à renverser le président démocratiquement élu du Sangala, est-il un pion dans une machination internationale impliquant des représentants de premier plan du complexe militaro-industriel américain, eux mêmes déterminés à assassiner la nouvelle présidente des Etats-Unis qui remet en question la politique guerrière du pays.
Au Congo comme ailleurs, le complot est une lecture du monde répandue, et aussi valide qu’une autre: tantôt convaincante et édifiante, tantôt trompeuse et erronée. Et au Congo comme ailleurs, le complot est une lecture de monde qui n’a rien de nouveau. Et on comprend d’ailleurs bien pourquoi, vu l’histoire politique du pays. Un cable diplomatique récemment diffusé par wikileaks témoigne d’ailleurs de l’inquiétude de l’ambassade des Etats-Unis à Kinshasa quant à la diffusion dans les médias congolais d’une interprétation des guerres des années 1990 et 2000 au Congo, que l’ambassade appelle la « théorie du complot de la balkanisation ». Le document fait état d’une rencontre entre un représentant de l’ambassade et un patron de presse kinois (par ailleurs responsable de la chaine de télévision sur laquelle était diffusé « 24 Heures Chrono: Rédemption »), et des « théories néo-marxistes » de ce dernier sur les projet de démembrement du Congo, à travers l’action du gouvernement rwandais, des sociétés privées multinationales, et des grandes puissances occidentales. Le document conclue que les diplomates américains ignorent si cette théorie est largement répandue au delà du cercle des « intellectuels radicaux », et annonce leur intention de mener des enquêtes sur la perception des actions du gouvernement américain par la population congolaise.
Je ne me sens pas particulièrement concerné par l’empressement des agents de l’ambassade à contenir et à contrer la théorie de la balkanisation. Toutefois, lors de mon dernier séjour à Kinshasa, j’ai toutefois eu l’impression d’être confronté à une multiplication des discours complotistes: le printemps arabe, la chute de Gbagbo, la guerre de la coalition internationale contre Kadhafi, l’indépendance du Sud-Soudan, les élections présidentielles à venir et la nationalité des candidats: tout semblait alimenter, chez certains de mes interlocuteurs, la machine du complot multi-centenaire contre l’Afrique, et contre l’homme noir. En tant que philosophie de l’histoire, cette déclinaison du complot peut éventuellement indiquer des pistes de recherche intéressantes et orienter vers des connections négligées; mais elle donne peu de prises à celui qui n’est pas prêt à y adhérer totalement, car totalisante, elle n’est pas falsifiable. C’est ce que j’ai parfois appris au dépens de longues discussions frustrées.
Passe encore une discussion amicale à débattre des liens entre Stanley et le soutien des Etats-Unis au régime de Kigali. Plus ennuyeux sobt, cependant, les cas où le raisonnement complotiste s’invite dans des rencontres, parfois non sollicitées, avec des représentants (prétendus ou avérés) de l’autorité. J’ai en tête, entre autres incidents, le cas de deux connaissances belges, venus visiter une de leurs amies à Kinshasa, et arrêtés le jour du cinquantenaire de l’indépendance par des personnes prétendant émaner des services de sécurité. On les accusait d’être à la tête d’un complot visant à tuer le roi des Belges, lui-même présent à Kin ce jour-là. La (seule) preuve de ce complot apporté par les vrais-faux Jack Bauer congolais contre mes deux infortunés collègues: le fait que l’un d’entre eux était Wallon et l’autre Flamand (ce qui n’était d’ailleurs pas le cas) et qu’ils voyageaient néanmoins ensemble suffisait à prouver leur intention de nuire au souverain belge.
Dans le quotidien du terrain, le complot se manifeste souvent de façon moins spectaculaire, mais demeure une épistémologie qu’il est difficile d’ignorer. La recherche universitaire de terrain est sans doute condamnée à être perçue au Congo dans le cadre d’une théorie de la connaissance qui est marquée par la primauté de l’occulte (voir l’importance accordée dans les discours ordinaires à des entités comme la sorcellerie, la maçonnerie, ou les gouvernements occidentaux). Que répondre quotidiennement lorsqu’on est interrogé sur ses motivations par des personnes pour qui la vérité est nécessairement toujours ailleurs et cachée? Mais aussi, comment comprendre la permanence des associations populaires faites depuis cinquante ans entre chercheurs étrangers et agents des services de renseignement? Pour l’expliquer, peut-être faudrait-il revoir l’histoire politique des sciences sociales, et se poser la question de l’ancrage des savoirs universitaires dans les rapports de pouvoir hier sous la guerre froide, et aujourd’hui sous le gouvernement éclaté des ONG et des institutions internationales.
par Pedro Monaville, doctorant en Histoire, University of Michigan
La théorie du complot…. c’est une épistémologie à laquelle le kinois n’hésite pas à recourir pour expliquer même une défaite bien évidente de l’équipe nationale. Une théorie qui bien souvent peut prendre plusieurs formes, pour finalement s’achève en une manie du genre si on l’aide, il dit qu’on l’envahit, si on cesse, il crie au cynisme: on l’abandonne. En réalité, c’est fréquent chez les gens généralement peu instruits.
Mais ton récit est impeccable, pedro. j’admire la dextérité narrative de ta plume. je vais sans doute te piquer certaines astuces pour mon roman que j’écris.
Idriss